Le monde flottant de l'ukiyô-e, la pérennité de l'éphémère
Danielle Elisseeff
Chercheur à l'EHESS Chargée de cours à l'École du Louvre
Dans le Japon du XVIIe siècle, le « monde flottant », ou ukiyo, est tout à la fois le monde des divertissements, du théâtre de kabuki et des maisons de thé, des acteurs et des courtisanes, univers « aux marges » d'une société urbaine et prospère. L'ukiyo-e influença, de Monet à Van Gogh, de nombreux peintres et décorateurs occidentaux au travers du japonisme, et les Parisiens du début du XXe siècle, à l'instar des habitants d'Edo au XVIIe siècle, apprécièrent à leur juste valeur ces fameuses « estampes japonaises ». Il permet, aujourd'hui encore, d'aller à la rencontre de ce monde merveilleux de grâce, de délicatesse et de sensibilité, créé par les artistes japonais du XVIIe siècle.
Le sens premier d'un motLe mot japonais ukiyô, dans son sens ancien, est lourd de notions bouddhiques. Il véhicule des thèmes graves et pessimistes : la réalité d'un monde dont la seule certitude est l'impermanence, elle-même source de regrets. L'expression circule déjà au Japon à l'époque de Heian (794-1185). L'esprit du temps, clairement perceptible dans la littérature, goûte une forme de mélancolie élégante : entre nostalgie et tragédie, hommes et femmes répondent aux coups du sort en les traitant avec une gravité légère et résignée. Car tout n'est qu'illusion : les êtres passent, s'évanouissent et réapparaissent sans fin, pris dans la roue de la Loi. Une certitude s'impose pourtant : la fin des temps actuels – la « loi déclinante », mappô – est proche. Les plus angoissés calment leur peur comme ils peuvent, en imprimant, à l'aide de petits tampons, des images pieuses. Celles-ci représentent Bouddha ou Amitabha – Amida en japonais – dont le culte, enraciné en Chine à l'époque des Tang (618-907), connaît au Japon un succès que confirmera, en 1174, l'implantation de l'école de la « Terre pure » – Jingtu en chinois, lu Jôdo en japonais. Sa lumière et sa compassion nourrissent une foi piétiste et des espoirs de renaissance dans un paradis : les hommes y attendront, goûtant des félicités merveilleuses, que tous les êtres, ayant acquis la capacité d'entrer au nirvana, soient sauvés.
Au temps d'EdoC'est ce terme chargé de pessimisme et de philosophie que les habitants d'Edo, les Edokko, bien connus pour leur humour décapant, reprennent au XVIIe siècle, en le détournant de son sens. Edo, l'actuelle Tôkyô, est alors la ville la plus florissante du Japon : laissant l'empereur régner à Kyôto, Ieyasu, premier de la lignée des shôgun Tokugawa – il reçoit sa charge de l'empereur en 1603 – y implante son gouvernement, avec le souci de mettre au pas une féodalité frondeuse et dévastatrice. Toutes les affaires de l'administration et de l'État se régleront donc désormais en ce lieu, jusqu'à la disparition du shôgunat et la restauration du pouvoir impérial en 1868.
Au sein de ces deux siècles et demi – « l'époque d'Edo », 1603-1868 – un temps particulier laisse le souvenir impérissable d'une « belle époque » : l'ère Genroku (1688-1703). Elle correspond à une expansion sans précédent des villes, du commerce et de l'artisanat, favorisé notamment par le mouvement incessant des chefs de régions ou daimyô et de leurs représentants. Soumis à un décorum imposant et volontairement ruineux, ces derniers sont, depuis 1635, contraints sous peine de destitution, voire de condamnation capitale, de venir régulièrement, de tous les points du Japon, rendre compte au shôgun de leur gestion et prendre ses ordres. Les artisans et les marchands, que les élites font traditionnellement profession de regarder avec condescendance, respectent le partage des classes institué progressivement par le dictateur Toyotomi Hideyoshi à partir de 1580 mais affirment leur rôle et leur activité. Ce sont eux qui fournissent aux samourai et aux daimyô les accessoires indispensables, sous peine de déroger ; ils servent même à l'occasion de banquiers et prêteurs sur gages – et se ruinent parfois avec leurs débiteurs. La nouvelle société des Tokugawa, cette curieuse « dictature féodale » qui, malgré tous ses défauts et sa sclérose, permettra au Japon de supporter la dramatique « Rénovation de Meiji » (1868) afin d'éviter la mainmise des puissances occidentales, repose, économiquement parlant, sur leur dynamisme. Or, pour ces hommes, la culture aristocratique et chevaleresque des temps anciens suscite tantôt l'ennui, tantôt l'incompréhension. Grandissant en nombre et en importance, ils vont inventer leurs propres modes d'expression.
Les grandes villes deviennent plus que jamais des creusets et des lieux de rencontre. Depuis les paysans pauvres tentant leur chance auprès des patrons d'ateliers, jusqu'aux samourai et divers employés des administrations de province en déplacement, il existe à Edo une très importante population voyageuse et fluctuante. Loin de leurs bases, ces gens doivent se loger, se nourrir, se divertir. Les diverses classes sociales sont ainsi amenées à se côtoyer, ne serait-ce que pour traiter des affaires, acheter des services.
Ces rencontres s'organisent souvent dans le cadre policé et serein d'échanges autour du thé – ce que nous appelons la « cérémonie du thé ». Ils se font plus encore dans un espace de liberté où les langues peuvent se délier et les appétits se débrider : un monde de tous les plaisirs – du spectacle, de la gastronomie, de l'ivresse et de la chair.
Les quartiers réservésTelle est la raison d'être des quartiers réservés. Les shôgun Ashikaga les avaient déjà inventés au XIVe siècle pour éviter, entre autres inconvénients, les désordres du racolage, de l'ivresse excessive, et assurer la tranquillité publique. À l'époque d'Edo, ces lieux, réorganisés et fermés d'une enceinte – comme chacun des quartiers, afin d'endiguer tant les incendies que les émeutes – connaissent un grand succès. Ils s'épanouissent à la mesure de l'expansion urbaine. Les plus justement célèbres sont ceux d'Osaka, le principal port sur la mer Intérieure, et surtout d'Edo ; le quartier réservé d'Edo, légendaire, se nomme « Yoshiwara » ; il sera presque totalement détruit par le tremblement de terre de 1923.
Il s'y développe une société hors normes, bien que soigneusement contrôlée par la police. Celle-ci peut intervenir à tout moment en cas de troubles ; elle exige même des samurai le dépôt, à l'entrée de l'enceinte, des deux sabres qu'ils portent toujours avec eux, marquant ainsi leur fonction – et aussi le droit de tuer qui leur est reconnu, si nécessaire.
Ce lieu où les codes habituels de comportement se trouvent pour l'essentiel abolis – un modeste marchand peut y devenir pour un soir le compagnon de beuverie d'un samurai – est par nature le temple de l'« éphémère ». C'est à cette forme très particulière d'impermanence, aux plaisirs, aux jeux légers et aux multiples débauches qu'elle comporte, que s'applique dès lors le terme d'ukiyô, en toute irrévérence et pieds de nez aux bigots : l'irrévérence est aussi une spécialité hilarante des facétieux habitants d'Edo.
Images plaisantesLe but premier des représentations dites ukiyô-e est de faire admirer et conserver le souvenir des splendeurs de la vie urbaine. En ce sens, la fonction première de telles images s'apparente à celle des cartes postales. Les créateurs en sont des illustrateurs dont des graveurs transcrivent les œuvres dans le bois. Artisans de la reprographie, ces derniers exploitent et poussent à l'extrême les ressources de la xylographie dont les Japonais sont, avec les Chinois et les Coréens, les inventeurs, dès le VIIIe siècle.
Les éditeurs diffusent ensuite l'image et jouent un rôle important dans la commande. Ils suggèrent des thèmes, adaptent à la taille sur planche de bois, et au public populaire qui achète de telles productions, les sujets narratifs et pittoresques développés, en des styles différents, par les écoles de la Cour – celle des Tosa, depuis le XIIe siècle, et du shôgun, celle des Kanô, depuis le XVIe siècle. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, les peintres de l'école des Kanô qui pratiquent le style chinois de la peinture monochrome, ou à rehauts de couleurs, mais en tous cas très dessinée, mettent à la mode la vie de la bonne société au fil des saisons – pique-niquer en admirant la floraison des cerisiers par exemple – ou encore à une forme d'actualité exotique et drôle comme l'arrivée des Portugais. Au cours du XVIIe siècle, le répertoire s'enrichit et l'on voit, sur les riches paravents commandités par les familles aristocratiques, passer des personnages différents : beaucoup appartiennent déjà au monde modeste des petites servantes des bains publics, par exemple.
Vers 1650, la figure humaine s'impose comme sujet unique ou redondant, souvent à l'exclusion de tout fond ou élément narratif. Puis apparaissent les références lettrées à la littérature médiévale, féminine ou chevaleresque. Les belles dames échappées du Roman de Genji disent leurs sentiments en laissant seulement voir leurs vêtements ou leurs manches, tandis que d'élégants courtisans accueillent, sur un fond d'or, le char de l'empereur. Ainsi, l'esprit du temps, et dans les milieux les plus huppés, est à la narration plaisante.
Images de l'impermanenceDans le cas de l'ukiyô-e, il s'agit de rendre compte d'une société différente et marginale : celle du divertissement. Les premiers sujets, à la fin du XVIIe siècle, en sont des acteurs, ceux du théâtre kabuki qui naît au milieu du XVIIe siècle, et des courtisanes, sur fond de maison de thé. Directement issues de l'univers des livres et des romans illustrés qui connaissent un très grand succès à l'époque, ces images, taillées en épargne sur du bois tendre sont imprimées à l'encre noire sur papier et, pour les plus belles d'entre elles, rehaussées à la main de couleurs en aplats. Pendant longtemps, on crut pouvoir en attribuer l'invention à un illustrateur, Hishikawa Moronobu (1618-1694). Si cette paternité est aujourd'hui contestée car tel genre populaire naît de la convergence de multiples courants, nul ne songe à mettre en doute tant son activité intense à Edo entre 1660 et 1680 que la vivacité, inégalée à l'époque, de ses créations : il peint aussi des rouleaux et des paravents, sur des thèmes identiques à ceux des xylogravures.
Le succès de Moronobu est tel qu'après lui dessinateurs, graveurs et éditeurs finissent par se spécialiser pour répondre à la demande d'une clientèle toujours plus avide de représentations bon marché, plaisantes et variées : par exemple les portraits de courtisanes de haut vol ou de femmes attachées au service du shôgunat – spécialité de la maison Kaigetsudô et de son chef de file, Ando – ou encore d'acteurs de kabuki, sujet préféré des Torii qui rehaussent leurs gravures d'orange (tan), de jaune ou de vert, ou encore d'un rouge d'origine végétale (beni). Vers 1740, les maîtres d'ateliers parviennent à imprimer ces couleurs, en plaçant sur la même gravure un rouge chatoyant et un vert ; ce sont les benizuri-e.
Mais il faut attendre les années 1760 pour que Harunobu (1724-1770), qui triomphe en publiant des calendriers illustrés que tout le monde s'arrache, développe le procédé d'impression en couleurs produisant un effet de « brocart » ou nishiki-e. Son génie tient à une invention fort simple, le repérage, une marque permettant de caler les unes par rapport aux autres les différentes planches nécessaires – une par couleur, en plus du noir. À partir de 1790, le procédé atteint la perfection et les artistes donnent l'impression de créer en toute liberté technique.
Le travail se porte alors sur la composition des différents sujets, composition qui tend à se resserrer de plus en plus sur le modèle. Les maîtres en la matière sont Utamaro (1753-1806), célèbre pour ses portraits épurés de voluptueuses hôtesses des maisons de thé et de bijin, belles dames des lieux de plaisir, et Sharaku, actif une dizaine d'années à l'extrême fin du XVIIIe siècle, dont les portraits d'acteurs sur fond micacé ont fait le tour du monde.